Le mois dernier nous avons eu le plaisir d’accueillir Audrey Chapot, anthropologue, pour nous parler du poids des mots lors d’une pause-café. Véritable architecte des concepts que nous utilisons au quotidien dans le monde du travail, Audrey nous éclaire sur leur sens, leur usage, leur signification en nous donnant sa vision d’anthropologue. Retour sur les points clés de son intervention au sein de l’Optimisme.pro.
Quelques mots sur Audrey
Le long de mon parcours d’anthropologue, j’ai plus spécifiquement étudié la civilisation indienne. Cela fait douze ans que je suis passée du côté de l’entreprise qui est un terrain fertile pour l’anthropologie comme n’importe quelle autre communauté.
L’anthropologie c’est comprendre comment les gens fonctionnent et structurent leur travail ensemble.
Je suis arrivée dans le milieu de l’entreprise un peu « par hasard » car ce qui m’intéressait était l’interculturalité : des univers différents doivent se rencontrer et faire ensemble. J’interviens aujourd’hui sur l’aide à la réflexion en entreprise.
« Aligner croyance, comportement et organisation » est ta baseline. Quel est la place des valeurs et des croyances en entreprise ?
Lorsque je me suis installée à mon compte, en 2012, j’ai pris en effet cette baseline en réaction à ce qui se passait quand j’intervenais en tant que salariée et aux discours stratégiques au sens large. Dans l’entreprise, nous sommes sur des problématiques à cheval entre différentes valeurs. La question de fond est de faire en sorte que chacun s’épanouisse au mieux dans son travail tout en contribuant à l’entreprise. A mon sens, ce n’est pas tant avec les valeurs qu’on y parvient mais plutôt avec les croyances, ce en quoi on croit profondément.
Quand on interroge les collaborateurs sur les valeurs de l’entreprise, tout le monde ne se retrouve pas dans la déclinaison qui en est faite et qui est imposée par la gouvernance, par l’histoire de l’entreprise. Bien sûr, les valeurs sont extrêmement utiles mais elles ne suffisent pas pour impliquer pleinement les collaborateurs.
Par contre, les croyances viennent de l’intérieur, c’est ce qui fait qu’il y a cette petite flamme qui va être alimentée.
« Valeur » est un mot à la mode : on en parle sans arrêt. Le mot « croyance » donne l’impression qu’il s’agit d’un concept à la limite du religieux et qu’elle pourrait être manipulée. C’est du moins la réaction que j’ai reçue il y a quelques années : est-il politiquement correct de parler de « croyance » dans l’entreprise ?
Évidemment, la croyance est subjective. L’objectivité pure n’existe pas. Tant mieux qu’il y ait du subjectif : c’est ce qui fait la richesse. Ce qui est intéressant ce sont les rapports, les postures différentes, les complémentarités.
Ce n’est pas parce que la religion s’est emparée du phénomène de croyance pendant des siècles que cela en fait un fait religieux pour autant. Les croyances existent en dehors du fait religieux. Nous en sommes tous imprégnés dans toutes les sphères de nos vies dont le milieu du travail.
Par exemple dire « le client est roi » est une croyance ?
C’est une croyance dans le sens où elle est prise pour vraie, ça ne veut pas dire que ça l’est forcément. Comme nous sommes empreints de conditionnements, on ne se rend même plus compte qu’ils peuvent être changés si on le veut. Dans de nombreuses entreprises, on a tous entendu « le client est roi ». C’est une posture. Je ne dis pas qu’elle est vraie ou fausse. Seulement, si on part de cette croyance, on va adopter tous un tas de comportements, de normes, de régulations pour faire en sorte que cette hypothèse soit vraie. Une croyance amène des conséquences particulières. Cela questionne le management car on pourrait très bien imaginer un système où on remplace « client » par « manager ».
Peux-tu nous parler du mot « travail » avec ton regard d’anthropologue ?
Il y a le mot « travail » et tout ce qu’il représente. Énormément de termes sont utilisés et comme pour le mot « croyance », ils ont des conséquences différentes.
D’un point de vue anthropologique, il est intéressant de remarquer que la notion de « travail » est une construction sociale. C’est une invention qui a pour but de faciliter le fait de vivre ensemble. Quand on regarde d’autres communautés ou même les nôtres il y a très longtemps, la notion de « travail » n’existe pas : c’est la notion d’ « activité ».
L’activité renvoie à l’idée de faire quelque chose pour remplir 3 rôles fondamentaux de la vie en communauté :
- Un rôle de subsistance
- Un rôle social : rester ensemble, faire lien, faire partie d’une communauté
- Un rôle identitaire dans la construction individuelle de chacun
Une notion construite en binôme avec « loisir »
Le mot « travail » implique de le penser à travers son étymologie : il vient de « tripalium » qui signifie « instrument de torture ». La notion de « travail » s’est construite en parallèle de la notion de « loisir ». C’est un binôme conçu dans tous les cités-états. Dès que la communauté a dû être structurée, il a fallu répartir le fonctionnement pour la viabilité de ces sociétés.
Une sorte de servitude volontaire s’est mise en place et en même temps une question de gestion du temps. Le travail, c’est ce que nous faisons pour accomplir notre tâche communautaire.
« Loisir » vient du latin et signifie « ce qui est permis » : c’est le temps autorisé quand on a fini son travail. On voit bien tous les conditionnements qui y sont liés…
Ce qui est intéressant : à partir du moment où il s’agit d’une construction sociétale, on peut la déconstruire. Dans la situation actuelle au sein du monde de l’entreprise, avec les questions de rémunération, de temps de travail, par exemple, toutes les évolutions peuvent être revisitées à la lumière d’une nouvelle construction. Les notions de « temps de travail » et de « temps de loisir » sont à revoir complètement.
Des mots qui renvoient plus au « sacré » que d’autres
Au lieu de parler de « travail », on peut aussi parler de « profession » ou de « métier », ce qui est complètement différent étymologiquement et historiquement.
La « profession » c’est lorsqu’on fait une déclaration publique pour dire les compétences et qui est rémunérée. Quant au « métier », cela renvoie au départ à l’artisan. Dans le « métier », il y a la notion de créer quelque chose. A travers le mot « œuvrer » on s’ouvre à une dimension sacrée.
Dans nos activités professionnelles, certains sont dans cette tendance pour œuvrer mais combien ont une activité professionnelle « désincarnante » qui les épuisent ?
Il y a des mots vides également. Un « poste », c’est une place. Un « emploi », c’est une occupation ou une tâche. Dans ces mots, il n’y a pas de dimension sacrée, de réalisation de soi-même. On est un objet parmi un autre. L’idée d’épanouissement et de contribution n’est pas là.
Le terme « carrière » est un terme militaire qui veut dire « terrain aménagé pour une action particulière » c’est comme si quelque chose était aménagé avant même de faire le chemin, tout est déjà jalonné et on n’a même plus de spontanéité et de liberté de nos choix.
Parmi tous ces mots, lequel choisir ?
(Rires) Je n’en sais rien ! Chacun fait comme il le souhaite. Personnellement, j’aime bien le terme de « profession » ou de « métier » car cela rejoint le « faire ». Si on remplace le mot « travailler » par « œuvrer », cela ne donne pas la même vision de ce qu’est le travail. On voit bien à quel point le simple fait de poser la question du travail différemment par rapport à ces notions peut changer la donne.
C’est intéressant de regarder la pluralité de ce qui existe et de trouver les termes qui correspondent le mieux à chacun.
Si on revient sur ce mot de « valeur ». Comment peux-tu le lier avec le « sens » dans l’entreprise ?
Pour créer du sens, il faut passer par les valeurs. On peut se poser la question : les valeurs suffisent-elles à recréer du sens dans l’entreprise ? Pour qui ? Pour les dirigeants ou les collaborateurs ?
Les valeurs sont essentielles, elles sont incluses dans les règles de fonctionnement. Ce sont une sorte « d’exo-squelette » qui donne la structure et le cadre.
Si les collaborateurs ne sont pas d’accord avec ces valeurs, il ne faut pas qu’ils signent le contrat de travail car ils seront contraints d’accepter l’orientation donnée par ces valeurs. Pour autant, les valeurs ne suffisent pas à créer du sens. Aujourd’hui, il y a une crise de sens car la notion d’utilité manque. Le sens rejoint les notions d’implication, de cohésion, de motivation et ceci fonctionne depuis l’intérieur de nous-mêmes et non pas en essayant de nous les imposer de l’extérieur.
Le sens c’est comme la confiance ou l’amour : on ne peut pas imposer, il n’y a pas d’injonction au sens. On ne crée pas du sens : on met en place les conditions permettant que le sens puisse se révéler. Si les collaborateurs n’ont pas la possibilité d’une manière ou d’une autre de se relier et d’aligner leurs croyances avec la déclinaison des valeurs de l’entreprise, cela ne peut pas fonctionner.
Quand des valeurs ont été posées à un instant T avec bienveillance dans une entreprise puis changent, comment accompagner les collaborateurs vers un réalignement avec ces valeurs ?
Tout est possible, cela dépend comment on s’y prend. Si quelqu’un vient nous voir en disant : « voilà je voudrais ressembler à telle autre personne », on va lui dire : « tu es toi, tu peux t’inspirer mais pas devenir cette personne. » Une entreprise c’est pareil, c’est un être vivant, un écosystème.
Cela se fait dans une logique d’évolution de l’histoire de l’entreprise. Si on met au centre une valeur alors qu’elle n’a pas été adaptée aux modes de fonctionnement, cela fera comme une greffe qui ne prendra pas.
L’incarnation d’une valeur va se transmettre tout au long du cycle de la vie de l’entreprise.
La question est liée au vivant : on ne peut pas imposer une valeur mais l’incarner. Si on l’impose, il va y avoir un risque de rejet énorme avec des démissions, des pertes d’implications…
Est-il possible de « co-poser » les valeurs d’une entreprise alors même que chaque acteur de l’entreprise n’a pas fait un travail individuel sur soi ?
Spontanément, si on a travaillé sur soi, on a une prise de recul, une capacité critique, cela paraît plus évident. D’un côté beaucoup de personnes disent qu’elles ont travaillé sur elles-mêmes mais ne sont pas à l’aise avec la remise en question, la prise de hauteur, la critique…De l’autre côté, certaines personnes n’ont jamais fait ce travail et ont un aplomb, une assurance et sont capables de contribuer.
Que faire des salariés une fois que les valeurs sont posées ?
Si on reprend l’histoire du terme « valeur », cela signifie « ce qui a une valence ». C’est un terme de physique ou de chimie, c’est ce qui attire ou ce qui repousse. Transposées à l’humain, les valeurs sont des critères qui autorisent ou qui interdisent. Donc c’est juste d’accord ou pas d’accord, ce qui est clivant. Les valeurs font partie du contrat de travail du nouveau collaborateur. Il y a différents cas de figure : il peut accepter le poste sans être d’accord, il peut tenter de trouver un compromis ou aller voir ailleurs.
Dans le contexte actuel, on entend beaucoup un vocabulaire guerrier, de combat…Est-ce que cela influe sur nos comportements, nos croyances, nos valeurs en entreprise ?
Je pense que oui. Je ne suis pas partisane de ce vocabulaire guerrier. Il est dangereux car insidieux. S’il y a un vocabulaire guerrier, cela signifie qu’une peur est mise en place et qu’il y a une alimentation de cette peur, qu’elle soit réelle ou pas.
On ne peut pas bien fonctionner quand on est en situation de peur collectivement ou individuellement. S’il y a une peur courte liée à la subsistance, elle peut être utile.
Mais anthropologiquement, un phénomène de peur qui dure dans le temps, cela nous délite ou lieu de nous rapprocher. En plus de cela, qui dit « guerre » dit « ennemi » et on alimente un système binaire où il y a les bons et les méchants alors que la vie est plus complexe, plus riche et vaste.
A ton avis l’entreprise devrait-elle se caler sur ce vocabulaire « extérieur » ? Quel serait le juste milieu ?
C’est ce qui est intéressant et complexe dans le monde de l’entreprise. Elle est à mi-chemin et elle peut jongler comme elle veut. Cela lui donne de la liberté et en même temps des difficultés de posture par rapport à l’individu. L’Etat et les institutions suivent un chemin particulier. L’entreprise est entre les deux : elle peut décider de suivre ce qui se dit au niveau étatique ou non. Certaines entreprises se mettent aux côtés de la société en exerçant un contre-pouvoir pour faire bouger les choses.
Je ne sais pas ce que l’entreprise doit faire, tout dépend de ce qu’elle veut faire. Veut-elle suivre l’Etat ou être un individu de la société civile pour faire bouger les lignes ?
Nos sociétés fonctionnent ainsi avec des éléments stables (institutions) et des éléments perturbateurs (des créatifs). C’est ainsi qu’elles évoluent, avec ce jeu de balance. Les entreprises choisissent…
On retrouve d’ailleurs souvent ce vocabulaire guerrier (cible, captif…) en marketing…
Le marketing est né entre les deux guerres globalement avec ces idées de fabrique du consommateur. Le vocabulaire guerrier était dans les mentalités des gens qui avaient traversé la 1ère GM. Donc il a été utilisé pour ça, avec des liens émotionnels forts. Je pense que c’est l’une des raisons qui expliquent ce vocabulaire guerrier spécifique au marketing.
En même temps, cela amène la notion de pouvoir, d’autorité, de capacité à agir, c’est fondamental d’avoir une capacité d’agir. Les personnes en difficultés psychiques dans le monde du travail perdent leur capacité d’agir qui est en lien avec l’autonomie et l’autorité (est-ce qu’on est valable ? et de pouvoir (est-ce que je peux agir ? Faire mon job ?). Ce vocabulaire guerrier est aussi là pour nous rappeler ceci. Donc je serais d’avis de revenir à un vocabulaire neutre…
On parle d’ « ancien monde » versus le « nouveau monde » pour le milieu de l’entreprise et même plus généralement…Quel est ton avis sur le sujet ?
Ceux qui disent qu’on va revenir à la normale « après », je ne partage pas cet avis. On va retrouver une normalité mais qui ne sera pas la normalité qu’on aura connu avant. Nous sommes en train de vivre la 9ème mutation anthropologique. La Covid a été un déclencheur. Mais cette mutation est perceptible car tous nos repères sont en train de bouger, notre rapport au corps, aux liens sociaux, à l’espace, au travail…Cela ne va pas se faire en quelques mois… Par exemple, le passage de l’Antiquité au Moyen-Age ne s’est pas fait en trois ans.
Quelles sont les autres révolutions anthropologiques que nous avons vécues ?
Il y a en tout 8 typologies qui incluent le numérique, l’écriture, les moyens de communication. La 1ère fut l’utilisation du bâton, comme extension de la main. Le bâton a été le 1er outil qui a permis à l’homme de changer son environnement. Il y a ensuite la domestication du feu qui a fait changer le corps et les rapports sociaux puis l’agriculture et la sédentarité suivie de l’invention des machines mécaniques (roue, charrette, bateau etc.)
A chaque révolution, tous nos modes de fonctionnement individuels et collectifs ont changé sans retour en arrière possible…
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