Allen Vernier, DRH expatrié en Italie et Chief Happiness Officer pour SNCF Voyages Italia partage avec nous son parcours et les actions mises en place au sein de ses équipes dans un contexte bi-culturel. Il revient sur son expérience visant à la libération de l’entreprise avec toutes les remises en cause managériales que cela peut impliquer…
Allen, peux-tu nous parler de ton parcours ?
J’ai toujours voulu une carrière me permettant de changer souvent de métier, comme les héros de BD qui le faisaient à chaque épisode ! J’ai commencé mes études supérieures dans une école de commerce puis j’ai fait un master de recherche en sociologie dans une école d’ingénieur. Une combinaison étrange mais fertile.
J’ai débuté en tant que consultant en organisation, puis en management pendant 7-8 ans, avant de créer ma propre société. Mais j’étais principalement frustré par deux choses dans ce rôle de consultant. D’une part, je ne comprenais pas toujours bien les problématiques de mes clients attendu que je n’avais jamais été de l’autre côté de la barrière. D’autre part, j’avais envie d’avoir un impact sur le monde. Le problème qui se pose avec l’accompagnement, c’est souvent l’impossibilité de voir l’aboutissement et l’impact réel des projets.
Toutes ces frustrations m’ont incité à changer de métier. C’est ainsi que je suis devenu manager à la SNCF, opportunité permise grâce à un ancien client. Les défis et missions que m’ont offert la SNCF ont toujours riches et complexes : travailler dans le marketing, manager plus de 300 personnes, travailler avec les syndicats.
Je me suis toujours profondément intéressé à l’humain, plus précisément à l’expérience que vit l’humain, vision sans doute apportée par ma formation de sociologue.
Ton parcours dans le marketing t’incite souvent à relier expérience client et expérience salarié ?
Effectivement. Il existe une réciprocité des attentions. On ne peut pas offrir une bonne expérience client si les salariés n’expérimentent pas eux-mêmes une bonne expérience salarié.
En 2010, en commençant à faire du marketing, tout le monde parlait de digital. Je n’en saisissais pas l’impact… Jusqu’au jour où j’ai compris. Cela permettait de partir du client et construire avec lui.
Le bon produit, la bonne idée ne vient jamais d’un seul cerveau.
Il faut utiliser la richesse qu’est l’intelligence collective.
Comment es-tu devenu DRH et CHO ?
Quand je travaillais encore au marketing, mon ancien DG a eu besoin de quelqu’un pour conduire un audit social. Il est venu me trouver me disant qu’il pensait que j’étais la bonne personne. Cette expérience m’a permis d’être reconnu sur ce volet. J’avais déjà dans l’idée de monter une “entité de l’expérience”, c’est-à-dire de suivre l’expérience des clients et des salariés.
Cela pourrait sembler être des domaines déconnectés, non ?
Quand tu es animé par un domaine qui t’intéresse, tu vois plus facilement les opportunités et tu es plus à même de les saisir. Je vois de vrais liens entre ces domaines.
Il faut accepter de sacrifier d’avoir une idée toute faite de sa carrière.
Cela implique des « au final tu sais faire quoi ? ». Une ancienne DG disait que j’étais une sorte de couteau-suisse, « super mais on en fait quoi ? ». Il est vrai, tout le monde n’a pas de couteau suisse dans sa poche aujourd’hui.
Ce qui compte c’est de faire ce que tu sais faire là où les gens ont besoin de toi.
L’approche sociologique m’a été utile. Dans le passé j’ai travaillé pour iDbus qui est maintenant OuiBus. Nous avons fait appel à une équipe de sociologues pour inventer une nouvelle expérience client mais aussi pour embaucher les bonnes personnes afin mettre en œuvre cette expérience client.
Lors du voyage, tout le monde est stressé : le chauffeur pour démarrer à l’heure et le client pour mettre son bagage en soute et monter dans le bus le plus vite possible. Or quand on met des gens stressés ensemble, l’expérience est mauvaise (ce qu’iDbus voulait éviter à tout prix).
Notre problématique était de savoir comment générer du bien être dans le bus. Pour cela, on a fait appel à des sociologues et designers. Nous nous sommes concentrés sur le chauffeur mais aussi sur le passager.
Pour que le chauffeur (appelé le capitaine pour le revaloriser) soit au centre de l’expérience et que l’expérience soit revalorisée, il devait être aidé pour l’embarquement dans les gares principales. Il était aussi indispensable que le client ait déjà choisi sa place au préalable pour qu’il ait éliminé son stress d’embarquement. Le capitaine n’est pas que le chauffeur c’est-à-dire qu’il ne fait pas que conduire le bus, il apporte des informations aux passagers, il reste toujours en lien avec eux. De plus, il doit faire une annonce au départ comme dans les avions, on a donc décider de la filmer puis la projeter sur les télés du bus pour maintenir le contact visuel et ainsi dire implicitement qu’il n’y a pas les passagers d’un côté et le chauffeur dans sa cabine mais que ça reste un tout… une petite société temporaire.
Il est important de comprendre l’interaction entre les deux expériences pour que cela soit une réussite.
Le résultat qu’on a obtenu à l’époque n’était pas assez satisfaisant : on a oublié l’expérience du middle management. On parle du front office mais moins du back office et surtout des managers qui ne sont pas en première ligne avec les clients alors qu’ils sont importants.
Aujourd’hui tu t’occupes d’une équipe bi-culturelle ?
Je m’occupe de personnes basées ente Paris et l’Italie. Nous supervisons le service TGV entre Paris et Milan et nous sommes animateurs de cette offre sur tout le parcours. Donc en tant que pilote de la transformation culturelle, il s’agit d’animer également les services en France et en Italie.
Tu te définis comme DRH et CHO ?
La notion de DRH n’existait pas quand mon directeur général m’a demandé de conduire un audit social. On sentait qu’il y avait des sujets de frustration et des personnes qui souhaitaient partir. Cela faisait trop longtemps qu’on ne s’était pas intéressé aux salariés. Un centrage sur les ressources italiennes était nécessaire, la situation était mauvaise. En effet, 100% des conducteurs de train ont démissionné en 18 mois.
L’audit social avait identifié ce risque. Pour nous c’est évidemment très problématique pour assurer les trajets en train… car on ne sait pas faire sans conducteur. La prise de conscience a été assez dure, assez violente.
Quelles ont été les actions mises en place ?
Je me suis centré sur l’Italie, cela occupe 90% de mon temps de DRH.
La première étape a été celle de créer un cadre plus juste, plus transparent, par le biais d’un accord d’entreprise. On a décidé de sortir de notre convention collective et de négocier un accord d’entreprise qui soit sur mesure (grâce à la possibilité en Italie d’avoir un accord d’entreprise détaché des conventions collectives).
Je suis fier de cet accord car je n’étais pas un DRH expérimenté, mais j’ai réussi à obtenir la signature des syndicats italiens.
Cela a été très efficace puisque cet accord a permis de modifier le système de rémunération et d’avoir des règles de fonctionnement collectives, transparentes, acceptées et pacifiées.
Cela a été ma première brique : on ne peut pas construire le reste si les fondations ne sont pas alignées avec la suite du projet.
La deuxième étape a été de faire sentir un changement de posture avec une attention toute particulière pour le personnel. Etape d’autant plus nécessaire, sachant que le marché italien est très compétitif (multitude d’entreprises ferroviaires) et que nous avions besoin de recruter beaucoup de conducteurs.
Nous n’avons pas le meilleur package de salaire et de Wellfare. L’idée a été de dire qu’on n’avait pas le meilleur package, qu’on ne l’aurait surement jamais, mais qu’il fallait être un employeur différent.
As-tu un exemple concret à nous donner ?
Au moment du recrutement, une étape me paraît cruciale, celle qui se situe entre les entretiens et le moment où la personne va signer son contrat de travail.
Il faut faire sentir à chacun une attention individualisée et dire à chacun « on vous attend ». On pense aux futurs employés. Si la personne va changer de région, on sait qu’il se déplace avec toute sa famille, peut-être est-on en pleine période scolaire, tout ça génère du stress. On va donc mettre en place des petits plus qui feront la différence. Par exemple mettre à sa disposition pour quelques semaines un appartement, pour faire comprendre à la personne que l’entreprise a compris ces besoins sans qu’elle ait eu besoin de s’exprimer à ce sujet. On va aux devants alors même qu’elle n’est pas encore salariée, avant même qu’elle n’ait signé son contrat de travail pour lui montrer qu’on l’attend, et qu’elle se sente membre à part entière de l’organisation.
Autre exemple, souvent des conducteurs de trains lorsqu’ils démissionnent d’une autre entreprise ont des clauses assez lourdes de dédit-formation ou de non concurrence etc …Il ne faut pas les laisser tomber, on téléphone à l’ancien employeur, on négocie pour trouver un arrangement.
Qu’en est-il de la cooptation ?
Sans avoir rien demandé, nos salariés nous recommandaient des candidats. C’est aussi devenu une politique d’entreprise, toute personne qui nous propose un salarié aura une prime de cooptation si la personne en question est embauchée par la suite.
On est donc venu renforcer un comportement déjà à l’œuvre, au travers d’étapes.
Vous vous engagez dans un processus de libération d’entreprise ?
Tout d’abord il a fallu poser ou renouveler le cadre. Ensuite montrer une attention particulière à chacun de nos salariés. Tous les jours, montrer qu’ici le salarié n’est pas un numéro. Souvent je leur dis que s’ils souhaitent être anonyme ce n’est pas chez nous qu’il faut venir, il ne faut pas nous choisir par hasard.
Le processus de libération d’entreprise, c’est le 3ème étage de la fusée. On s’est engagé dans ce processus en 2017 pour deux raisons.
Tout d’abord car cela correspond à des valeurs qui nous habitent autant mon DG que moi-même. Cela signifie parachever l’idée d’attention vis-à-vis de nos salariés et mettre au service l’intelligence de tous et de chacun au service du client et de la vision d’entreprise.
Il faut aussi dire qu’on est sur un marché concurrentiel assez difficile, notamment à cause des compagnies low-cost aérienne qui font des billets à bas prix. Contrairement à l’avion, on passe entre 3 et 7h30 dans le train, donc si on ne révolutionne pas le rapport qu’ont nos clients avec le voyage en train sur notre ligne, tôt ou tard on va sortir du marché car c’est long et cher.
Pour remédier à ça il faut se différencier, il faut que le client vive une expérience !
On s’est dit « il faut que ce soit le train des surprises ». On ne sait pas faire un train des surprises ou même un train avec une expérience différente à bord si on a pas des salariés qui prennent des initiatives et qui sont passionnés.
On a donc passé une bonne partie du premier semestre 2017 à en parler avec nos managers, puis avec notre personnel mais aussi avec les collègues du côté SNCF France. Tout le monde a pris part à la réflexion : centre de maintenance, conducteurs, contrôleurs et agents des centres de supervision de circulation.
Nous avons créé les éléments de la curiosité et en juin un séminaire a été organisé avec les salariés. Nous avons doublé sur les plateformes collaboratives en ligne. L’enjeu était de démontrer que ce que l’on ferait serait fait dans la plus totale transparence.
Un vrai projet collaboratif, quel en a été le résultat ?
Nous avons, dès le départ, posé le décors : il s’agissait du projet de tout le monde. Nous avions décidé de définir une vision collective et les valeurs de l’entreprise ensemble.
Le résultat était au delà de toutes mes attentes. Un quart des salariés sont venus sur un jour de repos, certains sont revenus de vacances parce qu’ils étaient curieux, ceux qui n’étaient pas sur place se sont connectées en direct via la plate-forme.
J’ai été bluffé par la puissance de l’intelligence collective.
Quand on s’y met tous c’est vraiment efficace.
Nous avons écrit pendant ce séminaire notre projet d’entreprise : le train des surprises. Une première version du “livre des valeurs” a été créée et améliorée juin et septembre. Cela a permis de poser le cadre de la libération de l’entreprise.
Cela semble simple quand tu le racontes…
On ne va pas se mentir, le chemin n’est pas évident. Cela nécessite d’aller déloger des croyances bien ancrées, surtout pour les managers qui perdent parfois leurs repères ou alors pour les jeunes managers qui viennent tout juste d’arriver qui pensaient avoir des responsabilités et le pouvoir de décider.
On a dû leur expliquer que non, maintenant ils vont coacher l’équipe.
In fine, ce qui compte c’est que les équipes décident par elles même, le rôle du manager va être de les orienter pour que ce soit cohérent avec le projet global de l’entreprise.
Ce n’est pas non plus facile pour les experts. Avant on leur demandait leur avis et on le suivait. Maintenant c’est un avis parmi plein d’autres. Il y a des experts désignés par l’entreprise mais il y a aussi des experts qui sont des personnes en capacité de devenir expert et qui ont envie de se documenter sur un sujet. Cela redistribue totalement les cartes.
Comment changer la gouvernance d’entreprise ?
La gestion de projet est compliquée : il y a beaucoup plus d’idées qu’avant et donc de projets. Cela nous a obligé à revoir en profondeur notre gouvernance qui est désormais basée sur un système de cercles inclusifs.
Le sujet permanent est la confiance.
Quand on met en place une transformation de ce type il est difficile de faire en sorte que les gens comprennent en permanence pourquoi on fait les choses. Surtout en Italie, la confiance n’est jamais complètement gagnée. Quand on rajoute dessus un projet de libération, qu’en plus on a à gérer deux langues c’est un vrai défi et c’est passionnant !
Y a-t-il une différence à travailler entre les salariés français et italiens ?
En tant que DRH ou CHO, il est très abusif de le dire mais la culture italienne veut que la réponse soit souvent « ça dépend ». Pourquoi « Ça dépend »? Parce que l’Italie est championne du monde pour faire des règles mais l’application de ces règles est toujours aléatoire.
L’italien a appris depuis son plus jeune âge que les règles peuvent être contournées et comment les contourner. Par exemple en droit social, jusqu’à la cour de cassation, les jurisprudences se contredisent donc on ne peut jamais savoir en justice comment cela va se terminer.
Les italiens sont très méfiants naturellement à ce sujet et ils sont toujours sur leurs gardes pensant que tôt ou tard tu vas utiliser les règles de l’entreprise pour essayer de les avoir.
La confiance, qui n’est jamais facile à obtenir est d’autant plus dur à obtenir en Italie : elle n’est jamais acquise.
Quels sont tes prochains défis ?
Dans toute processus de transformation, on vit des crises, en ce moment nous vivons une grosse crise. Deux syndicats ont lancé un mouvement de grève qui s’installe dans la durée ce qui représente un rythme dangereux pour la cohésion sociale.
C’est frustrant car on a l’impression d’avoir fait au mieux avec les meilleures intentions du monde et au final on a l’impression d’être bloqué. Mon objectif à très court terme est d’adapter notre stratégie sociale pour sortir de cette phase. Il me faut aider les managers et les accompagner pour qu’ils ne vivent pas cette période comme une frustration, mais comme une opportunité.
J’essaye de reformuler le problème en me disant que ce n’est qu’une pause qui s’impose à nous, mais qui est probablement saine. Elle va nous aider a voir ce qui ne fonctionne pas encore dans l’entreprise. Il va nous falloir être prêt quand la pause sera terminée. Il faut donc aussi un accompagnement pour que chacun soit prêt et non épuisé quand on aura remis la machine en marche.
J’ai très à cœur qu’on réalise notre projet d’entreprise, autant dans la construction d’un nouveau modèle social avec une entreprise libérée que dans la réalisation du train des surprises.
J’imagine qu’à titre personnel tu dois avoir l’impression d’avoir bien avancé…
J’ai 43 ans et une certaine maturité grâce à un parcours varié. Je me demande aujourd’hui comment je peux avoir plus d’impact que celui que j’ai aujourd’hui. J’ai quelques idées… mais je n’ai pas encore décidé du lieu : France ou Italie ?
Quoi qu’il en soit, j’ai envie que mes convictions, ce modèle de l’expérience salarié / clients, ce parcours de la libération d’entreprise soit utiles à d’autres.