Dans cette interview, Audrey Chapot, anthropologue hybride et auteure de « Éloge des métiers hybrides – pour les touche-à-tout à les autres » nous parle de ce phénomène rencontré de plus en plus dans le monde du travail : ces collaborateurs aux multiples casquettes dont les compétences dépassent l’intitulé de leur poste. Tour d’horizon avec Audrey.
Que recouvre la notion de « métiers hybrides » ? En quoi selon toi ne s’agit-il pas d’un effet de mode mais d’un état de fait naturel à l’être humain ?
Un métier hybride, c’est avant tout une proposition d’ouverture et de métissage, sans cloisonnement. Il s’agit d’activités créées à partir de plusieurs disciplines a priori disparates, constituant pourtant un tout cohérent. Elles font sens pour le professionnel, et lui permettent d’en vivre, de se sentir complet et de contribuer à la communauté.
L’effet de mode, c’est justement notre conception récente de l’activité professionnelle ! L’activité unique, hyperspécialisée, formatée, sans vision suffisante sur le processus complet de production de biens ou de services, sans relations suffisantes avec les intervenants connexes pour ne prendre que ces quelques éléments. Tout ceci est très récent dans l’histoire des activités humaines (deux siècles environ). Elle est très récente, et pourtant déjà dépassée, car c’est une conception inappropriée et délétère pour les êtres humains.
Regardons les modes de vie de nos ancêtres, et ceux de populations non occidentalisées ! L’anthropologie permet de mettre cela en évidence : l’un des points communs de l’être humain est l’alternance et le mélange continue d’activités. Les métiers hybrides n’ont donc rien d’un effet de mode, c’est plutôt un retour inévitable à la banalité de notre condition humaine.
Dans ton livre, tu es partie d’un constat : « nombreux sont ceux qui savent faire beaucoup plus que ce que nécessite leur poste. » Cela engendre-t-il un malaise dans notre « identité professionnelle » et une souffrance au travail ?
Avant d’engendrer un malaise dans notre « identité professionnelle », le contexte crée un malaise pour notre identité tout court ! Et ce malaise s’exprime particulièrement en contexte professionnel puisque le travail envahit la plus grande partie de nos journées. Notre société repose sur des logiques inversées : Nous passons trop de temps à travailler et beaucoup trop sont réduits à étouffer leur potentiel et tarir leur soif. Ils investissent dans des compétences attendues plutôt que de se nourrir de leurs appétences.
L’une des causes des souffrances au travail est la perte de sens au travail. Une autre est d’utiliser (et je choisis précisément ce terme) les individus pour satisfaire des besoins. Nous sommes encore majoritairement en situation d’embauche de compétences plutôt que de personnalités. Pas étonnant qu’il y ait malaise.
Quelles pistes de réflexion développées dans ton livre peuvent être transposées au monde de l’entreprise pour revaloriser les « métiers hybrides » et les « touche-à-tout » ?
Tout ce que j’exprime dans ce livre peut être transposé en entreprise, à plus ou moins grande échelle pour le moment. Le point de départ est la volonté de faire évoluer les mentalités, ou bien la contrainte de devoir changer les comportements, comme on l’a vu cette année pour cause de confinements. Chacun a sa part d’action à mener : les dirigeants, les RH, les salariés et futurs salariés, les prestataires non salariés…
La situation actuelle est simplement le résultat de volontés systématisées : notamment celle de systématiquement valoriser les spécialistes au détriment des généralistes. Elle est aussi le résultat d’un formatage de postures et de parcours bien trop important, constitué sur des catégories déjà existantes. Aujourd’hui, le monde professionnel souffre de ces déséquilibres. Les avantages des touche-à-tout sont énormes : les généralistes par exemple créent du liant entre les métiers, comme s’ils traduisaient d’un domaine à un autre ; les défricheurs ouvrent la voie en permettant d’anticiper ou d’éviter certains écueils.
Le contexte professionnel est un écosystème en soi, qui a besoin d’une variété suffisante de profils pour créer et maintenir un équilibre fécond. Si l’entreprise veut valoriser l’hybridation, elle doit éliminer l’uniformisation. Si elle tarde, elle en pâtira par une incapacité à recruter et fidéliser les employés, ce qui mettra en péril son activité.
Les « touche-à-touche », c’est une notion perçue plutôt péjorativement dans la société. Ceux qui s’y reconnaissent se sentent selon toi « trop souvent contraints professionnellement ». Comment se frayer un chemin professionnel lorsqu’on ne se reconnaît pas dans les normes établies ?
Le terme touche-à-tout est connoté, il renvoie à notre époque à l’idée d’éparpillement, d’indécision. Il sous-tend aussi l’idée de ne pas être expert, ultime échec dans une société qui encense les expertises : on se doit d’être expert en quelque chose (et on nous le fait croire parfois après avoir suivi 2 jours de formation !). Ces conditionnements sont lourds et insupportables pour ceux qui n’aspirent qu’à jongler entre plusieurs activités, les tresser les unes avec les autres, expérimenter plutôt qu’appliquer. On les dit instables parce qu’ils sont insaisissables. Ils ont besoin de s’affranchir de cette norme sociale. Certains y parviennent, d’autres pas encore alors qu’ils sont ceux qui feront changer les mentalités.
Les personnes qui me consultent sont asphyxiées par des discours incohérents dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. Pour eux, le terme touche-à-tout est une sorte de délivrance, ou au moins un point de repère fiable qui leur donne une bouffée d’oxygène. J’ai écrit ce livre pour diffuser cette mise en perspective à un plus grand nombre, ceux qui se sentent contraints professionnellement et ceux qui s’interrogent sur l’état de notre monde. Mon intention est de dépoussiérer notre société qui en a bien besoin.
Tu évoques un phénomène sur Linkedin : l’engouement pour créer un titre « original », qui dépoussière les intitulés classiques. Selon toi, ce phénomène est-il à mettre en parallèle d’une « crise de sens » professionnelle et personnelle plus globale ?
Cette anecdote identifie effectivement des tendances professionnelles et sociétales, qu’il s’agisse d’indépendants ou de salariés d’ailleurs. Elle fonctionne par vague saisonnière.
Les intitulés répondent en partie à des modes éphémères. Qu’ils soient passagers, ou plus anciens et « bien installés », ils sont trop souvent inconsistants, flous ou creux. Le contenu de l’activité est parfois dilué ou vampirisé par les lourdeurs administratives, et le professionnel ne sent plus la pertinence de ses missions.
Une autre raison à cela est le mélange de genre entre des métiers, des modalités de travail, des postes comme je l’explique brièvement dans « Eloge des métiers hybrides » et que j’avais déjà approfondi dans « L’Esprit des mots » (publié en 2019). Consultant par exemple, ce n’est pas un métier au sens propre du terme ; c’est plutôt une sorte de rôle générique. Pas étonnant alors de vouloir préciser et personnaliser la spécificité de son activité. D’où la quête d’un terme différenciant.
On dit que nommer c’est déjà faire exister. Je ne suis pas d’accord, parce qu’un intitulé ne comblera jamais le manque de sens initial de l’activité, ni le manque de reconnaissance du travail accompli, ni la découverte de sa raison d’être et de la posture professionnelle qui en découle.
La recherche d’intitulé peut participer au processus de construction identitaire, mais cela reste très insuffisant. Le point de départ, à mon avis, est de revenir à soi, pour ensuite agir dans la société. L’entreprise n’est qu’un moyen, elle a tendance à l’oublier. Les entreprises sont au service des individus, pas l’inverse.