(The) Family
Ils ont osé. En 2013, Alice Zagury, Oussama Ammar et Nicolas Colin ont créé une entreprise qu’ils ont appelée The Family. Du point de vue du branding, c’est un coup de génie. Personne n’avait osé avant eux – si l’on exclut une secte australienne des années 60/70 – s’arroger un nom si commun, si galvaudé, et qui évoque tout sauf le monde des affaires puisqu’il évoque la famille. Du coup, l’utiliser comme un nom d’entreprise revient à en faire une devise, une vision, une philosophie. Mieux, en utilisant le terme anglais, The Family devient une idée nouvelle et, qui sait, signale peut-être un nouveau concept venu d’Amérique. Au-delà de sa touche anglo-saxonne, ce nom fait mouche parce qu’il évoque la seule organisation que tout le monde connaît, à laquelle tout le monde croit et à laquelle tout le monde aspire, même dans le monde du travail : la famille. Celle-ci est une valeur refuge universelle. Le CREDOC sonde chaque année la population française sur la question suivante :
« La famille est-elle le seul endroit où l’on se sente bien et détendu ? »
En 1979, 70% des Français répondaient « oui ». Sur la période 1979-2018, 2012 fut l’année où le taux de réponse positive fut le plus bas avec seulement 55% des Français ; mais depuis, la tendance est repartie à la hausse et il atteignait 62,5% en 2018 [1]. Notez que la question n’est pas de savoir si la famille est l’endroit où l’on se sent le mieux mais si elle est “le seul endroit” où l’on se sent bien. On comprend alors que tout le monde veuille que l’entreprise ressemble à la famille.
En réalité, c’est déjà le cas sous certains aspects puisque l’immense majorité des entreprises dans le monde sont des entreprises familiales. Un rapport de l’Institut Montaigne de 2013 affirme ainsi : « On ne le sait pas assez, les entreprises familiales représentent entre 65% et 90% des entreprises dans le monde »[2]. Selon une étude de PwC datant de 2012, elles représenteraient 83% des entreprises en France.[3] On peut donc affirmer que la matrice de l’entreprise est d’abord la famille. L’entreprise est avant tout une affaire familiale : elle est créée, détenue et dirigée par une famille, ce qui ne l’empêche pas de devenir gigantesque. Parmi les géants de l’industrie française, on trouve nombre d’entreprises familiales (L’Oréal, LVMH, Bouygues, Kering, Bolloré…). Plus fondamentalement, l’économie trouve son origine dans la famille. Le terme « économie » dérive du grec ancien et signifie étymologiquement la « gestion du foyer ou de la maison ». L’économie est donc originellement l’art de bien gérer sa maison. Bien sûr, l’économie a depuis lors beaucoup évolué et rien ne semble plus se rapporter à la famille dans la sphère productive moderne. Si nous voulions être fidèle aux Grecs et à Aristote en particulier, nous devrions remplacer le terme d’économie par celui de chrématistique (chrèmatistikos) qui désigne l’art de s’enrichir, d’accumuler la richesse pour la richesse. Le capitalisme n’est pas un système économique mais un système chrématistique.
La Famille dans un contexte de performance commerciale.
Toutefois, l’entreprise peut aussi devenir une famille par le style de management qu’elle applique à l’égard de ses employés. Un management se fait « familial » lorsqu’il tend à traiter les employés avec bienveillance, générosité et amour, comme si ceux-ci faisaient partie d’une grande famille. C’est à cette deuxième manière de concevoir l’entreprise comme une famille que les fondateurs de The Family ont voulu faire référence. A travers leur nom, le message subliminal qu’ils transmettent est celui-ci : rejoindre The Family comme écosystème de startups, c’est l’assurance de rejoindre « une famille », une entreprise au sein de laquelle ils seront considérés comme les membres d’un même corps et, à ce titre, bénéficieront d’une solidarité organique. On le constate dans nombre d’entreprises : lorsque la direction veut faire passer le message d’un management bienveillant auprès de ses employés, elle recourt inévitablement à l’image de la famille. Elle présente l’entreprise comme une « seconde famille » ou une « seconde maison ». Quelle autre rhétorique pourrait en effet avoir une plus grande puissance d’évocation et d’adhésion sur les employés que la famille ? La métaphore de la famille permet de mobiliser émotionnellement et sentimentalement les employés, d’éveiller en eux la gratitude et un sentiment d’appartenance, lesquels sont les meilleurs leviers de la motivation et de la loyauté. Bien sûr, les paroles ne suffisent pas ; elles doivent ensuite s’accompagner d’actes en accord avec ce discours.
On peut néanmoins se demander si le leitmotiv de la « seconde famille » ne constitue pas un horizon indépassable du management. A moins d’imaginer l’avènement du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley où les êtres humains naîtront d’une éprouvette et n’auront plus ni père ni mère, la famille a toutes les chances de demeurer l’image la plus forte et la plus belle de la vie en communauté, l’idéal-type du vivre-ensemble.
Malheureusement, la mise en place d’un management familial au sein d’un système économique chrématistique (ou capitaliste) ressemble souvent à la quadrature du cercle. Les travailleurs aspirent à travailler au sein d’une seconde famille mais ils se retrouvent en réalité transformés en rouages d’une machine à sous. L’évocation de la famille dans le monde de l’entreprise peut alors paraître purement rhétorique, hypocrite et manipulatrice, ayant pour seul but d’accroître la performance des employés en vue de mieux rémunérer les actionnaires. L’équation managériale est donc difficile à résoudre : il faut répondre à l’aspiration de tout employé à vivre au travail dans une ambiance familiale tout en l’ordonnant à un objectif commercial.
[1] CREDOC, Enquêtes sur les Conditions de vie et aspirations des Français.
[2] Institut Montaigne, Vive le long terme ! Les entreprises familiales au service de la croissance et de l’emploi, septembre 2013.
[3] PwC, L’entreprise familiale, un modèle durable, étude, 2012.
Un article de Thierry PAULMIER –
Consultant, Formateur, Accompagnateur et Conférencier en intelligence émotionnelle.Titulaire d’un doctorat en sciences économiques et d’un doctorat de science politique sur le rôle des émotions dans le gouvernement des hommes, Thierry Paulmier a débuté comme consultant auprès d’organisations internationales puis comme fonctionnaire dans une agence de l’ONU, avant de se tourner vers le théâtre (Il est diplômé de l’American Academy of Dramatic Arts de New York) et la psychologie politique. Au cours de sa carrière, il a réalisé des missions de conseil et de formation dans une trentaine de pays à travers le monde. Il enseigne l’intelligence émotionnelle à l’ENA et à l’EDHEC Business School. Il forme des coachs et des managers en entreprise.