Patagonia est une marque à part.
Depuis sa création en 1973 par Yvon Chouinard, un alpiniste californien visionnaire, elle fabrique des vêtements éco-conçus et s’engage activement pour la protection de l’environnement. Quelques exemples suffisent à s’en convaincre. Opposée au concept du Black Friday, non seulement la marque refuse d’y participer mais elle reverse tous les revenus générés ce jour à des associations qui œuvrent pour la protection de la planète. Elle n’utilise que du coton issu de l’agriculture biologique pour la fabrication de ses vêtements. Elle a participé à la création d’un nouveau parc national en Afrique du Sud. Et quand elle parvient à fabriquer des combinaisons de surf sans néoprène (un dérivé du pétrole), elle partage sa découverte à l’ensemble de la filière textile pour avoir un réel impact !
A l’heure où les entreprises françaises peuvent inscrire leur “raison d’être” dans leurs statuts (dans le cadre de la loi PACTE votée en mai 2019), Patagonia fait ainsi figure de modèle à suivre. Elle prouve en effet qu’il est possible d’être rentable économiquement tout en maximisant sa valeur sociale et environnementale. Une équation encore difficile à résoudre pour bon nombre d’entreprises.
La force de Patagonia est d’avoir toujours su mettre en récit son succès. Depuis sa création, la marque explique toutes ses actions de façon transparente (y compris les efforts encore à fournir dans de nombreux domaines), convainc du bien-fondé de ses choix et fédère de plus en plus de monde autour de sa vision. Mais alors comment les entreprises peuvent-elles raconter une histoire aussi engagée, authentique et enthousiasmante ? D’où vient l’aura et la puissance du récit partagé par Patagonia ? Comment est-elle parvenue à faire de ses clients de véritables militants ? Plongez au coeur d’une des marques les plus inspirantes et enthousiasmantes du XXIe siècle.
Trouver son histoire fondatrice
Pendant de nombreuses années, le succès d’une entreprise se mesurait uniquement à l’aune des performances financières et économiques réalisées. Mais aujourd’hui, face aux bouleversements actuels – sociaux, sociétaux, environnementaux – une autre page du capitalisme est en train de s’écrire. Les consommateurs ne souhaitent plus simplement que leurs besoins soient satisfaits mais que les marques reflètent leurs valeurs et aspirations. Pour y parvenir, les organisations doivent trouver et partager leur raison d’être, c’est-à-dire ce pour quoi elles existent. La réponse à cette question d’ordre philosophique met en lumière l’apport de l’entreprise au bien commun ; apport plus que nécessaire au regard de la taille actuelle des entreprises. Le problème est que peu d’organisations se sont réellement posées la question de savoir qui elles sont vraiment et quel était le sens de leurs actions.
Chez Patagonia, depuis les premiers jours, c’est Yvon Chouinard qui insuffle ses convictions et valeurs au coeur de l’aventure entrepreneuriale de la marque. A partir de son histoire personnelle, celle d’un alpiniste passionné et de la prise de conscience que sa pratique dégradait l’environnement, il a élaboré un puissant récit fédérateur, ce que les anglo-saxons appellent une founder story. Cette dernière devient dès lors le socle de l’engagement de toute nouvelle recrue et le point de départ unanimement partagé de toute explication du succès de l’entreprise. Ce puissant récit, qui conte les origines d’un projet, est une constante narrative présente dans toutes les communautés humaines à travers les âges. Pensons par exemple au mythe fondateur de la ville de Rome qui met en scène une louve et ses deux jumeaux, Rémus et Romulus. Dans le monde entrepreneurial, pensons à Apple, née dans un garage du génie de Steve Jobs et Steve Wozniak ou bien encore Uber dont l’idée s’est imposée à son fondateur suite suite aux difficultés à trouver un taxi lors d’un séjour à Paris. La founder story marque ainsi le début d’une aventure en mettant en lumière les raisons profondes pour lesquelles l’entreprise existe.
Raconter une histoire simple
Pourtant, élaborer un tel récit, engageant et enthousiasmant, n’est pas chose aisée. Car, pour les marques, le défi consiste à trouver une histoire qui soit à la fois personnelle, unique, simple à raconter et créatrice de sens. C’est pourquoi le rôle de Vincent Stanley, le Chief Storyteller de Patagonia et Director of Philosophy, est si stratégique. Employé de la première heure, il s’attèle depuis près de cinquante ans à développer la raison d’être de l’entreprise sans chercher à imiter une autre marque déjà existante. Et, il faut souligner que non seulement son poste existe au plus niveau de l’entreprise mais qu’il existe depuis la création de celle-ci.
Dès lors, l’engagement de la marque se retranscrit dans une mission claire et directe : “Notre entreprise existe pour sauver la planète”. Cette dernière est comme le thème d’un roman, c’est-à-dire le sujet principal. C’est pourquoi dans une longue interview, Vincent Stanley insiste sur le fait que tous les engagements pris doivent être liés à la raison d’être de la marque, sans aucune exception possible. Il raconte par exemple qu’on lui demande souvent qu’elle est le positionnement de Patagonia sur la question de l’immigration aux Etats-Unis… ce à quoi il répond que Patagonia n’a aucune légitimité à s’exprimer sur ce sujet.
Favoriser le passage à l’action
Pour que la mission ne soit pas des mots en l’air, il est nécessaire de lui donner vie. Patagonia élabore pour cela des dizaines d’histoires qui concernent toutes ses activités, initiatives et produits. Actions menées et histoires contées se nourrissent ainsi mutuellement. Par exemple, la marque met en relation ses clients avec des associations qui luttent contre le réchauffement climatique ou la pollution à travers le monde. Très connue également, la campagne de publicité intitulée Don’t buy this jacket sensibilise les clients au risque de sur-consommation et invite à réfléchir à deux fois avant de passer à l’acte d’achat. Ainsi, et c’est absolument essentiel, tous les récits partagés par Patagonia vont de pair avec des actions et initiatives concrètes. Il ne s’agit pas simplement de conter une belle histoire, il faut montrer concrètement comment celle-ci prend vie, à travers des actes. Patagonia est un bel exemple de story-acting.
D’une marque militante à un véritable mouvement
Autre facteur clé de réussite, les clients, comme toutes les parties prenantes, ne font pas qu’écouter passivement les histoires de la marque, ils en sont les co-auteurs. L’exemple le plus emblématique est celui de la campagne Worn Wear. Engagée contre le gaspillage et la fast fashion, Patagonia répare depuis 2015 les vêtements usés pour prolonger leur durée de vie grâce à un camion ambulant. Les clients peuvent consulter les différentes étapes de ce dernier et amener leurs vêtements pour réparation.
Au fil des années, Patagonia ainsi a acquis le statut de marque-militante qui, non seulement prend position sur des sujets qui lui sont chers, mais en outre agit en conséquence. C’est d’ailleurs toute la volonté de Patagonia : passer d’une marque à un mouvement collectif. Ce tour de force permet de transformer les clients en véritables ambassadeurs, en activistes engagés. Ainsi, par exemple, sur le site internet de Patagonia des clients racontent leurs aventures à travers des articles de blog. Encore une fois, la marque se positionne comme un acteur qui rassemble, une caisse de résonnance pour la cause qu’elle défend.
D’ailleurs, le ton employé par la marque dans ses communications ne relève nullement de la dynamique “classique” : entreprise / consommateurs. Au contraire, Patagonia considère toutes ses parties prenantes comme des partenaires, voire comme des amis. C’est pourquoi en 2016, elle a publié un ouvrage intitulé Tools for grassroots activists (qu’il est possible de traduire par “Outils pour les militants du terrain”) qui partage conseils et techniques pour s’engager et changer les choses au niveau local. Dans cette perspective, Patagonia est plus bien plus qu’une marque.
Faire preuve d’humilité
L’engagement des marques, en lien avec leur raison d’être, comporte néanmoins des risques. Les consommateurs comme l’ensemble des parties prenantes deviennent très attentifs au respect des histoires racontées. En effet, plus les entreprises les partagent plus elles doivent accepter d’être transparentes, c’est-à-dire de donner les moyens de vérifier que les éléments avancés sont véridiques.
Dans tous les récits contés, l’humilité est ainsi une valeur cardinale. D’ailleurs, Vincent Stanley garde la tête froide et affirme que Patagonia est une marque responsable mais qui n’est pas encore durable. Dit simplement, elle prend encore plus à la planète qu’elle ne lui redonne. Il s’agit là pour lui d’un des combats à mener pour les années à venir. Il sait que la puissance d’un mouvement se mesure à long terme et non pas dans des annonces. De cette manière, Patagonia quitte le monde des histoires pour créer un véritable mythe, c’est-à-dire rejoindre un récit qui s’inscrit dans le temps et à même de marquer une époque. C’est tout le défi qui attend les marques en ce début de XXIè siècle.
Et si Patagonia est parvenue à concilier les dimensions économiques, sociales et environnementales, pourquoi les autres marques n’y parviendraient-elles pas ? Assurément, elles peuvent le faire mais elles vont devoir revoir l’ensemble de leurs pratiques, organisations voire même renoncer à certaines activités qui sont incohérentes avec leur raison d’être. Autrement dit, pour une majorité d’entre elles, elles vont devoir tout changer. Raconter une histoire sur les raisons fondamentales pour lesquelles la marque a des conséquences sur l’ensemble de l’organisation. Ce n’est pas seulement du ressort du département communication ou marketing. Cette grande histoire, propre à chaque entreprise et telle que la développe Patagonia, permet de convaincre, de fédérer et de favoriser le passage à l’action.
Quelques mots sur l’auteur :
Adrien Rivierre est un expert reconnu de la prise de parole en public et de la mise en récit. Il conseille dirigeants, entrepreneurs et collaborateurs dans leurs interventions, écrites et orales, pour partager leurs idées avec force, conviction et passion. Il est l’auteur de Prendre la parole pour marquer les esprits, aux éditions Marabout, Hachette. Passionné et engagé sur ces sujets depuis de nombreuses années, il enseigne dans plusieurs institutions académiques et publie régulièrement dans la presse. Il est diplômé de ESCP Europe et a étudié à l’Université de Washington, Seattle.