Le Club des CHO a eu la chance de rencontrer Paul Lanier et Florian Chabot de SF2i, société de services informatiques, basée à Nouméa en Nouvelle Calédonie. Société qui dès sa création a été pensée en entreprise libérée. Paul nous expliquera pourquoi. Florian nous donnera dans une autre interview plus de détails sur ce qu’est Holacracy (holacratie en français) et comment celle-ci est mise en place chez SF2i.
Paul, peux-tu te présenter rapidement ?
Je suis technicien de formation et ai travaillé dans deux grands groupes dans lesquels le fonctionnement était basé sur des processus qualité. J’ai donc expérimenté avec les processus et les dérives et limites qui peuvent en découler. Le reproche que je fais au système managérial classique est qu’il est fait pour gérer l’exception. Si une personne commet une erreur, l’ensemble de l’équipe est pénalisée, car on instaure des procédures pour éviter que cela se reproduise. C’est absurde et démotive les gens.
Ma passion est de créer des projets et je suis résolument optimiste (mon énneagramme donne d’ailleurs le profil 7 (optimiste)).
J’ai créé SF2i en 2008 pour offrir un service informatique de qualité type SSII. Aujourd’hui, nous sommes 45 personnes et avons ouvert une filiale à Tahiti. La société, grâce à la motivation et l’implication de ses équipes croît continuellement et nous avons le projet de nous ouvrir à l’international.
Pourquoi avoir créé ta société en suivant le modèle de l’entreprise libérée ?
Un de mes crédos : “Faire ce que l’on aime, c’est la liberté. Aimer ce que l’on fait, c’est le bonheur.” (Proverbe africain)
Dès la création de SF2i, j’ai voulu mettre en place une culture d’entreprise du bonheur. Pour la raison suivante : les gens qui sont heureux de travailler, travaillent mieux, sont moins absents et malades. Etant une société de service, on va chez le client et il faut que l’image renvoyée soit bonne. Et, je suis profondément contre déresponsabiliser les gens. Et l’entreprise libérée permet de contrer ceci.
Par ailleurs, étant moi-même un passionné de travail, j’ai souhaité engager des profils semblables et pour qu’ils se sentent bien, l’entreprise devait être libérée des contraintes et lourdeurs habituelles. Et dire qu’à l’époque je ne connaissais même pas le modèle de l’entreprise libérée ! Je voulais juste que lorsque le travail tombe, on ne se pose pas de questions – qui doit faire quoi en fonction de telle ou telle fiche de poste, responsabilité, etc. – et que les projets soient traités au fur et à mesure qu’ils arrivaient.
Quelques exemples concrets qui différencient SF2i des modèles classiques
Les équipes : Nous avons créé les énneagrammes de chacun pour que tout le monde comprenne comment une personne réagit et pourquoi. Ceci dans un souci de combler les défauts des uns par les qualités des autres. L’une de nos valeurs d’entreprise est le respect d’où ce besoin de savoir en quelque sorte qui est qui. Le but ultime est toujours que le client soit heureux et que le service que nous lui offrons soit fluide.
Le statut de nos employés peut s’assimiler à celui d’intra-preneur. Nous fournissons les ressources nécessaires (marketing, comptables, techniques, etc.), à eux de se concentrer sur leurs projets et faire en sorte qu’ils aboutissent.
Le recrutement : Nous estimons que c’est au candidat de nous choisir et non pas l’inverse. Il passera des entretiens avec les personnes des cercles auxquels il sera affecté dans un premier temps et il peut demander un entretien supplémentaire, s’il en a besoin. Parallèlement, le candidat est approuvé par l’ensemble de l’équipe. Il doit aimer la responsabilisation et le fait d’être autonome. Le nouveau SF2i-ien sera accompagné par un coach pour lui expliquer l’Holacracy (et l’outil sous-jacent) et le fonctionnement général de l’entreprise.
En interne, ce sont les équipes qui décident si elles ont besoin de quelqu’un supplémentaire. Personnellement, je donne simplement mon aval sur la partie budgétaire. Nous avons une relative transparence sur les salaires, même si nous ne les affichons pas encore ouvertement. Mais, globalement, les gens savent combien tout le monde gagne et les différences entre juniors et seniors sont limitées.
La culture de l’échec : Nous demandons aux personnes de prendre des décisions, peu importe l’issue. Elles peuvent bien évidemment échanger avec des mentors, mais c’est elles qui font le choix final. C’est comme ça qu’elles apprennent, grandissent et évoluent. Toutes les erreurs sont répertoriées avec les solutions apportées pour les partager avec tout le monde. On avait même pensé à donner des primes à ceux qui partagent leurs erreurs pour éviter qu’elles soient masquées.
Les vacances : Elles sont validées par les personnes elles-mêmes en se concordant bien sûr avec les autres membres de l’équipe. On travaille également sur l’idée de vacances illimitées. Pour l’instant, on se heurte simplement à des questions légales. Les tire-au-flanc sont vite décelés par le groupe (on peut se cacher d’un supérieur hiérarchique, pas d’un groupe !) ce qui fait qu’au final, personne n’abuse du système.
L’évaluation : jusqu’à l’année dernière, nous étions sur un modèle annuel assez classique. Nous sommes passés à un modèle d’auto-évaluation et où la personne exprime ses besoins. Cette année, nous allons encore évoluer. Nous ferons un sondage interne pour comprendre les besoins et attentes et répondre à ceux-ci. Il s’agit de faire preuve d’intelligence collective.
Dans le modèle de l’entreprise libérée, l’évaluation annuelle pourrait être remplacée par des points réguliers. Actuellement, chez nous, la demande d’une évaluation annuelle est encore forte. Nous respectons donc ce choix des employés.
Les avantages & inconvénients de l’entreprise libérée
Nous avons été un peu victime de notre succès. Lorsque nous avons dépassé la quinzaine de collaborateurs, le fait qu’il n’y ait pas un certain cadre posait problème. C’est à ce moment-là que nous avons découvert l’Holacracy (ou holacratie) qui est un système de gouvernance de l’entreprise libérée, basé sur des cercles. Cela permet de définir les rôles de chacun (sans qu’il n’y ait de fiches de poste pour autant) et de placer les gens dans des cercles en fonction de leurs qualités. Au début, nous avions créé des cercles assez classiques (administration, finance, technique…). Aujourd’hui, ceux-ci représentent les interactions que nous avons avec les clients ainsi que les qualités naturelles de chacun.
L’holacratie a permis de réduire le nombre de réunions à deux par semaine, par personne. Les décisions se prennent lors de ces réunions par les gens concernés par le cercle. Moi, j’ai des rôles particuliers sur la finance et la stratégie, mais je n’ai pas pour autant plus de privilèges que les autres.
Notre mission ou raison d’être est de rendre nos clients heureux.
Nous n’expliquons pas au gens comment travailler, mais leur donnons le pourquoi ! Le “rendre les clients heureux” vient en fait d’un témoignage client qui nous a dit que nous lui avions changé la vie en fluidifiant son IT. Le but est donc de tous les rendre heureux. L’objectif est fort, mais atteignable avec des gens impliqués et heureux de venir bosser.
Les valeurs de l’entreprise sont : respect, convivialité, sens du service et intelligence collective. La mission de rendre les clients heureux doit bien évidemment se faire dans le cadre de nos valeurs.
Aujourd’hui, nous sommes leaders dans notre domaine alors que les structures néocalédoniennes existantes avait déjà 30 à 40 ans d’existence lorsqu’on est arrivés ! Le fait d’avoir mis en place cette structure du bonheur où les gens se sentent bien nous permet aussi d’avoir un turn-over très faible (2%). C’est d’ailleurs devenu un argument marketing & commercial. Avoir des gens qui sont impliqués, permet d’aller vite et d’être agile en fonction des besoins du client. Nous n’avons pas de service commercial, car les clients viennent naturellement à nous. Ce qui fait que nous transformons dans plus de 80%. Lorsque cela n’est pas le cas, c’est parce qu’il s’agit soit d’un appel d’offre ou d’un manque de budget.
L’entreprise libérée pour moi cela veut dire aussi qu’il y a un parfait équilibre entre clients, fournisseurs et collaborateurs. On facture au prix juste. Le fait d’être libéré permet aussi de grandir plus rapidement qu’une entreprise classique où il faudra restructurer et adapter les processus.
Un autre intérêt est aussi que nous acquérons de meilleurs talents et que ce modèle convient aux nouvelles générations (Gen Y et Z). Ce modèle donne du sens, valeur qu’ils recherchent.
Les inconvénients de l’entreprise libérée : d’une part, c’est un chemin, il n’y a pas de fin. Il n’y a pas d’objectif particulier. D’autre part, lorsqu’on s’engage sur ce chemin, il est difficile de faire marche arrière ! Ce serait la fin de l’entreprise.
Ce n’est pas une solution miracle que l’on peut appliquer et qui fera disparaître magiquement les maux sous-jacents. C’est un état d’esprit qu’il faut inculquer et c’est un travail de longue haleine qui peut ne pas convenir à tout le monde. La personne qui ne se sent pas à l’aise partira naturellement, a priori.
Et demain ?
Demain, nous souhaitons que SF2i devienne une marque – nous l’avons d’ailleurs déposée – avec un savoir-faire de qualité. On veut aussi exporter ce modèle d’entreprise au-delà de la Nouvelle Calédonie. On a déjà ouvert un bureau à Tahiti et la personne en charge a bien évidemment été formée chez nous.
Je suis convaincu que ce modèle d’entreprise résistera quel que soit la taille de la société. Simplement, parce qu’étant dans le service, les collaborateurs sont au final chez le client. Inutile de les encombrer avec des processus et hiérarchies qui ne servent à rien. Parallèlement, l’entrepreneur est celui qui véhicule les valeurs. Les employés sont à son image. Je suis donc là aussi convaincu que même si demain nous sommes sur du multi-site et de la multi-culture, les équipes seront à l’image de ce que nous avons créé. Pour moi, la valeur respect est très importante. Respecter l’autre veut également dire respecter ses différences. Le bonheur peut donc, en fonction de la personnalité, de la culture, etc. être perçu différemment. L’important est que la personne soit heureuse. Comment elle y parvient est son choix. Aussi, on ne demande pas aux gens d’apporter les mêmes choses à l’entreprise. Ils le font en fonction de leurs qualités.
Nous ne savons pas quelle organisation nous aurons demain, mais nous savons que nous avons la capacité de nous y adapter ! Selon moi, dans 20/30 ans, les entreprises qui ne seront pas passées à des modèles similaires auront du mal. Je pense que demain nous tendons vers un modèle où l’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existera plus. On sera passé à un système d’achat de compétences en fonction de projets donnés. L’entreprise sera un simple centralisateur de ces compétences et fournisseur de services.
Aujourd’hui, on donne des conférences dans les universités et même dans de grandes entreprises, par exemple des banques, qui souhaitent en savoir plus sur ce qu’est notre modèle et, plus généralement, l’entreprise libérée.
Quelques vidéos des équipes sur notre chaîne YouTube.