Il est vrai qu’à l’instar des Chief Happiness Officers, les neurosciences ont le vent en poupe ces derniers temps et constituent une part non négligeable de notre fil d’actualité linkedin !
Notre envoyée très spéciale Elise Taub est donc partie à la rencontre de l’un de ses plus prestigieux représentants : Gaëtan De Lavilleon, docteur en neurosciences et fondateur des conférences Cog’X.
Bonjour Gaëtan !
En un mot, peux-tu te présenter et nous dire un mot sur ton parcours ?
Je suis docteur en neurosciences, et heureux cofondateur et directeur de l’agence Cog’X. Pour ce qui est de mon parcours, j’ai fait un cursus universitaire complet, jusqu’à l’obtention d’un doctorat en neurosciences. Après plusieurs années de recherche fondamentale, durant lesquelles j’ai travaillé à mieux comprendre le rôle du sommeil dans la mémoire, j’ai décidé, avec d’autres chercheurs et des experts de la transformation du travail, de décloisonner les savoirs issus et laboratoires de recherche et d’apporter aux entreprises et à leurs salariés les connaissances sur le fonctionnement du cerveau humain. Après quelques mois de réflexion et mise au point, nous avons créé l’été dernier une agence de conseil en innovation par les sciences cognitives : Cog’X.
Depuis un an, on entend beaucoup parler des neurosciences, des sciences cognitives, de psychologie cognitive et autre … Peux-tu nous aider à comprendre les subtilités de ces différents termes et ce que cela veut dire et regroupe ?
Il est vrai que les neurosciences ont particulièrement le vent en poupe ! Cette discipline a pour objectif de comprendre le fonctionnement du système nerveux. Mais on a parfois tendance à en oublier qu’elle font partie d’une plus grande famille : les sciences cognitives. C’est un regroupement de 6 disciplines : la philosophie, la psychologie, la linguistique, l’anthropologie, l’intelligence artificielle, et les neurosciences. Leur point commun est de viser à mieux comprendre le fonctionnement de l’esprit, de la pensée. L’intérêt des sciences cognitives est justement basé sur la diversité des approches : avec un peu de hauteur, elles permettent d’étudier des plus petits mécanismes qui régissent le fonctionnement de nos neurones, au travers des neurosciences moléculaires, aux mécanismes les plus larges, par l’analyse du comportement en société.
Pourquoi un tel engouement soudainement pour le cerveau ? En quoi est-ce un indicateur positif de l’évolution de notre société ?
Je pense que cet intérêt pour le cerveau vient de 2 raisons. La première est l’essor des neurosciences : chaque jour, des centaines de chercheurs à travers le monde offre à la société un peu de plus de connaissances sur le fonctionnement de cet organe incroyable. Mais chaque connaissance amène de nouvelles questions. Plus la société apprend à connaître le cerveau, plus elle est en devient curieuse.
La seconde est que notre monde change, et notre cerveau y prend de plus en plus de place. Il y a encore un siècle, la grande majorité des tâches nécessitaient un usage de notre corps. La récente révolution du travail (et plus globalement de la société), c’est une révolution informationnelle. Dorénavant, chaque tâche de la journée consiste à capter, traiter et transmettre des informations, toujours plus nombreuses. Notre cerveau subit, du réveil au coucher un bombardement incessant d’informations. Combien d’entre nous ont d’ailleurs comme premier et dernier geste de la journée de regarder son téléphone portable ? Se connectant ainsi depuis son lit aux médias, à ses ami(e)s mais aussi à ses collègues et supérieurs hiérarchiques !
Concrètement, comment aides-tu les entreprises qui viennent te voir ? Quelles sont leurs problématiques et quelles sont des exemples de solution que tu peux leur apporter ?
Nous réfutons l’approche actuelle selon laquelle les neurosciences seraient une forme de « baguette magique », capable de tout expliquer, et donc de tout solutionner. Notre approche, héritée des années en laboratoire de mes associés et moi-même repose sur l’observation et le questionnement. Les neurosciences sont avant tout là pour offrir des nouvelles clés de lecture du quotidien. Avec ces clés, nous proposons donc aux managers et aux collaborateurs de repenser leurs méthodes de travail.
Mais penser ne suffit pas, il faut ensuite agir. Pour cela, nous intervenons régulièrement avec une agence spécialisée en transformation digitale des organisations, présente à nos côtés depuis le début de cette aventure. Nous proposons aux collaborateurs, seuls ou en équipes, d’expérimenter, pas à pas, pour trouver les méthodes qui leur correspondent. Cette méthode, avec l’observation, constitue la base de l’approche scientifique : se baser sur des faits et non sur des intuitions.
Nous travaillons aujourd’hui sur deux projets de ce type. Dans le premier, nous accompagnons un grand groupe d’assurance dans le déploiement du droit à la déconnexion. On a trop tendance à penser que ce droit ne concerne que les heures de repos. Or les neurosciences nous incitent au contraire à considérer les pratiques de connexion à chaque instant de la journée. Après avoir partagé cette vision avec le groupe de travail et les organisations syndicales en charge du sujet, nous devrions lancer des expérimentations dans ce sens dès 2018.
Chez l’un des grands opérateurs téléphoniques français, nous accompagnons les personnels de santé à repenser leurs outils de prévention des risques liés à la surcharge cognitive, cet état dans le lequel le cerveau n’est plus en mesure de traiter correctement les informations qui lui arrivent.
À une échelle plus large, nous proposons des contenus de formation sur la régulation de la charge cognitive au travail. Ces cartes de formations, nous les construisons avec une jeune start-up qui a développée une plateforme de formation en ligne qui repose justement sur les bases biologiques de l’apprentissage! Ainsi, nous espérons pouvoir offrir au plus grand nombre possible de salariés les moyens de protéger leur cerveau de l’hyper-connexion et de la fatigue mentale.
Toi-même, comment mets-tu en pratique les principes que tu prônes et défends ? Quels résultats positifs as-tu observé ?
L’élément clé de nos recommandations réside dans l’expérimentation, afin que chaque personne et chaque collectif trouve les méthodes qui lui conviennent. Du coup, j’expérimente certaines pratiques depuis plusieurs mois. Certaines fonctionnent bien depuis le début, pour d’autres j’explore en permanence, jusqu’à trouver mon équilibre.
Une des méthodes que j’utilise depuis plus de 2 ans, c’est la micro-sieste. Lorsque ma journée le permet, je prends 15 minutes après le déjeuner pour m’isoler, fermer les yeux, et parfois m’endormir. Ce temps, même court, suffit au cerveau pour recharger les batteries et remettre à niveau les fonctions cognitives utilisées depuis le réveil. Ainsi, cela permet d’être plus efficace sur tout le reste de la journée. De plus, de nombreuses idées apparaissent à ce moment là. Il a été montré que le sommeil permet à notre cerveau de rejouer des informations, de renforcer des liens entre des souvenirs, voir d’en créer de nouveaux.
Sinon, je travaille aussi à réguler mes pratiques de connexion. Dès lors que j’ai besoin de me concentrer, et non pas de collaborer, je coupe toutes mes sollicitations, téléphone, mails, etc. Ainsi, j’arrive progressivement à mieux protéger et contrôler mon attention.
Enfin, à force de traiter quotidiennement le sujet, j’ai amélioré mes processus de métacognition. C’est le fait de penser sur ses propres pensées. Cela me permet de prendre détecter de façon plus précoce lorsque mon cerveau n’est plus en mesure d’être pleinement efficace. Ainsi, je peux donc agir plus vite, en faisant une pause active, une sieste éclair, en me coupant des sollicitations, ou en changeant d’espace de travail.
Quel est le danger à long-terme d’ignorer le fonctionnement du cerveau ?
Les conséquences d’un travail qui ne prend pas en compte les limites (et les forces) du cerveau, se font ressentir à deux niveaux. Tout d’abord pour l’individu : ne pas écouter son cerveau risque d’accroître les risques de fatigue, de pics émotionnels, de baisse de la motivation, voir dans les cas extrêmes, de burn-out. Mais les conséquences se font aussi ressentir sur le travail : si notre cerveau n’est plus en mesure de traiter efficacement les informations, des erreurs vont alors rapidement apparaître. Plus important encore, car les organisations ont tendance à l’oublier, mais cela va également réduire fortement nos capacités à collaborer et à innover !
Tout comme un sportif adapte son entrainement aux efforts qu’ils souhaite accomplir, il faut que les salariés, mais aussi les organisations, soient à l’écoute de cet organe qui nous est utile du lever jusqu’au coucher.
Si je te dis sciences cognitives, travail et bonheur, que penses tu ? Par exemple, que penses-tu de l’émergence récente de la notion de bonheur au travail et des fonctions afférentes comme celles de Chief Happiness Officer ?
Je dirais que je pense à une nouvelle voie d’innovation, et à Cog’X bien sur 🙂 Concernant la notion de bonheur au travail, je suis mitigé. Je trouve formidable que le sujet de la qualité de vie des individus au travail prenne une place plus important dans le débat public. Mais malheureusement, je trouve que le terme de « bonheur » renvoie à une notion beaucoup trop large et individuelle pour être traitée par l’entreprise. Or si nous commençons par utiliser un terme imprécis pour définir un problème, il sera impossible de trouver des réponses adaptées.
Concernant la fonction de CHO, je dirais que je suis tout aussi mitigé. C’est une très bonne chose que ce sujet s’incarne dans les organisations, notamment au travers de la création de postes. Mais malheureusement, j’ai le sentiment que cette fonction n’est pas suffisamment prise au sérieux aujourd’hui, peut-être car ses objectifs sont eux mêmes trop vagues. Ce qui me fait revenir à la notion de « bonheur ». Désigner des responsables du “bonheur” au travail, c’est prendre le risque de mobiliser des énergies vers le les mauvaises cibles. Pour nous, le véritable sujet est celui de l’équilibre plus que du bonheur. Ainsi, on peut définir des objectifs clairs, et surtout mesurables. Alors, il devient possible de quantifier les conséquences des actions menées, et d’avancer en se basant sur des faits.
Enfin, quelles sont tes sources d’inspiration et aurais tu des livres, conférences, films a recommander ?
Aujourd’hui, je recommanderais Le cerveau attentif de Jean-Philippe Lachaux. Ce chercheur en neurosciences, spécialiste de l’attention, explique avec beaucoup de pédagogie les mécanismes cérébraux sous-jacents à cette fonction cognitive essentielle, qui nous permet de comprendre le sens du monde qui nous entoure, mais aussi de penser, de raisonner. Il a également écrit Les bulles de l’attention, cette fois pour expliquer ces phénomènes aux plus jeunes. A côté de ces recherches, il œuvre à une action que je trouve à la fois originale et cruciale pour les générations futures : avec son projet Atole, il souhaite former les enfants à la maîtrise de leur attention. Dans un monde ou notre attention est devenue une ressource limitée, sur laquelle toute une économie est en train de se mettre en place, c’est un devenu un enjeu de société ! Sur ce sujet, le livre collectif L’économie de l’attention, est également très instructif.
Quels conseils aimerais-tu donner ?
Si je ne devais transmettre qu’un message, ca serait de s’observer et de s’autoriser à expérimenter en permanence. Il est crucial de prendre soin de notre cerveau, et donc de commencer par prêter attention aux signaux faibles du quotidien : un bâillement, un coup de fatigue, une difficulté à se concentrer, une émotion difficile à gérer. Dès lors que l’on prend conscience de ces phénomènes, on devient capable de questionner et de changer nos pratiques. C’est un processus qui prend du temps. Il n’y a pas de baguette magique. Mais j’ai l’intime conviction que c’est un levier extrêmement puissant pour trouver un équilibre durable tout au long de notre vie professionnelle.